John Urho Kemp
Un triangle des Bermudes
commissaire invité : Gaël Charbau
John Urho Kemp, connu également sous le nom de Crystal John, a vécu à Berkeley (Californie) où il a obtenu une licence en génie chimique. Après quelques années ponctuées d’errances, de recherches et d’emplois divers, il s’est mis à chercher la révélation à travers la méditation, la métaphysique, en particulier par le biais des formules et des nombres tirés de sa propre histoire. Beaucoup de ses travaux ont été conçus et mis en forme, puis photocopiés, aux seules fins d’être distribués au plus grand nombre. L’on doit le sauvetage et l’archivage de son grand œuvre à son ami le photographe Aram Muksian, soit des milliers de pages, diagrammes, schémas et séquences de chiffres, allant jusqu’à coloniser des liasses interminables de papier d’imprimante à aiguille.
Daniel Baumann - commissaire, critique d’art et actuel directeur de la Kunsthalle de Zürich ainsi que de la Fondation Wölfli à Berne - a été le premier a le présenter au 548 Center à NY en 2014.
La galerie a choisi de confier à Gaël Charbau le soin de mettre en espace les plusieurs dizaines d’oeuvres de John Urho Kemp présentées au public à partir du 30 mai 2015.
TEXTE DE GAËL CHARBEAU
« (…) Je m’éclaire la Nuit dans le noir de mes nerfs
Dans l’or de mes cheveux j’ai mis cent mille watts
Des circuits sont en panne dans le fond de ma viande
J’imagine le téléphone dans une lande
Celle où nous nous voyons moi et moi
Dans cette brume obscène au crépuscule teint
Je ne suis qu’un voyant embarrassé de signes
Mes circuits déconnectent
Je ne suis qu’un binaire »
(Léo Ferré, Il n’y a plus rien)
Qui est John Uhro Kemp ? Un mystique, messager auto-proclamé, un savant alchimiste, un érudit entouré de mythes et de symboles ? Et ce qu’il nous a laissé, s’agit-il d’une « oeuvre » au sens où le milieu de l’art entend ce mot habituellement ? Probablement pas. Les recherches de Kemp postulent l’existence d’un grand mystère sous-jacent, ce sur quoi nous sommes probablement tous à peu près d’accord. Il suffit en effet de fuir nos villes et quitter nos écrans quelques heures d’une nuit d’été, de lever les yeux vers cette surface couverte d’étoiles au-dessus de nos têtes, infiniment profonde, pour qu’immédiatement resurgisse quelque chose de ce qui constitue notre unité, notre humanité. Nous sommes bien ridiculement infimes, perdus là dans l’Univers et dépassés par les échelles inouïes qui nous débordent, qu’importe la direction où se porte notre regard. Nous sommes, en quelques sortes, inadaptés à l’infini.
Ce mystère sans bordure, doublé de l’accident de notre présence, Kemp a chercher à en rendre compte en utilisant les nombres et la géométrie, probablement convaincu qu’un ordre invisible « encode » l’Univers. Les éléments qu’il nous a laissé sont des diagrammes, des formules, des suites de nombres qui s’additionnent, s’empilent et se croisent sur une impressionnante accumulation de supports en papier, allant de feuilles d’imprimantes perforées de plusieurs mètres à des petites cartes de quelques centimètres. Avec obsession sans doute, il a couché des kilomètres de chiffres comme une forme de mantra mathématique, un chant alphanumérique dont il semblait le seul à pouvoir interpréter les paroles.
Certains dessins et diagrammes proposent par exemple des équations permettant de trouver le chemin de villes sacrées, à travers l’étude d’un dodécaèdre. Parfois les figures mathématiques semblent faire référence au « Chiffre des Francs-maçons », principe lui-même issu du « Chiffre des templiers », une méthode de représentation géométrique des lettres de l’alphabet en fonction de la position qu’elles occupent dans une grille préétablie. Un dessin sous forme d’équation daté du 29 février 1996 s’intitule La formule miraculeuse de la vie 2. Au bas de la feuille, Kemp précise : « cette formule m’a été récemment (il y a environ deux semaines) communiquée dans un rêve après avoir distribué les copies d’Une formule pour un miracle 3. »
Kemp diffusait en effet gratuitement des « offrandes » 4, ces petits dessins photocopiés de quelques centimètres carrés qui condensaient ses méditations alphanumériques. Il les donnait à des inconnus ou les laissait sur des pares-brises. Selon Aram Muksian, photographe et ami de John Urho Kemp à qui l’on doit aujourd’hui la conservation et l’archivage d’une partie des travaux sur papier, les recherches de Kemp ont probablement été inspirées par les travaux singuliers de certains mathématiciens. 5 Parmi eux, il est utile de citer Abraham de Moivre (1667-1754), ami de Leibniz, connu pour avoir prédit avec exactitude le jour de sa propre mort ou encore Georg Cantor (1845-1918), célèbre pour ses recherches sur la théorie des ensembles infinis. Tous les deux ont « croisé » ce qu’ils considéraient être une manifestation de Dieu dans leurs recherches.
Et en effet, dans les « œuvres » de Kemp, les références bibliques sont nombreuses. « Saint John1:1 », « Saint Luke 4:32-34 », « Revelation 19:11-16 » apparaissent par exemple au bas d’une figure ayant pour titre « The Word », dans laquelle une étoile et différentes formes géométriques, enferment les lettres des mots « God », « Noe » et « Jesus ». Il est aussi souvent question du chiffre 666 supposé maléfique, représentant le nombre de la bête. Un papier intitulé « The Mark Of The Beast », daté du 21 novembre 1999, raconte par exemple comment Kemp découvrit et photographia le 20 août 1999 un pentagramme inversé, près de la cathédrale Notre-Dame de Reims, quelque jours après avoir observé l’éclipse totale de soleil du 11 août.
On aurait pu dresser un rapide portrait-robot énigmatique de « Cosmic John » avant sa mort: résident de Berkerley, chasseur d’éclipse végétarien, portant barbe et cheveux longs au volant d’un mini-bus Volkswagen, fréquentant régulièrement les sources d’eau chaude du comté de Marin, près de Stinson Beach en Californie. Connu des quelques personnes fréquentant ses sources. C’est à peu près tout ce qu’on sait de lui et ça suffirait à faire un bon film des frères Cohen.
L’ensemble de ses dessins semble en réalité un bien étrange mélange à la croisée des mondes scientifiques et des spéculations spirituelles, mais aussi sectaires : les mentions, dans différents papiers, de la destruction du soleil par une bombe à hydrogène n’est pas sans évoquer une forme d’adaptation des « théories » de la scientologie. En 1982 et 1983, trois lettres émanant de l’Église de Scientologie californienne lui sont d’ailleurs adressés. Mais on trouve dans les pièces qu’il nous a laissé tout aussi bien des révisions de la célèbre équation d’Einstein que des études sur le cristal de quartz, ce qui vaut à Kemp un autre de ses surnoms, « Crystal John ». Les guérisseurs ésotériques prêtent à ce cristal de quartz la capacité, notamment, d’équilibrer « l’énergie vitale »…
Mais en ne regardant les pièces qu’il nous a laissé que sous l’angle de messages indéchiffrables et probablement illuminés, on finit par rater la force énigmatique de l’ensemble graphique qu’elle constitue. Avec une extrême économie de moyen, Kemp est parvenu à fixer un langage plastique tout-à-fait personnel et singulier. Au-delà du fond, les formes que prennent ses compositions sont d’une grande diversité, laissant parfois beaucoup respirer la feuille blanche en disséminant quelques signes et inscriptions ici ou là, ou au contraire en saturant complètement le support. Parfois encore, la composition ne repose que sur quelques rectangles ou carrés qui s’équilibrent dans la feuille, ailleurs il s’agit au contraire d’une figure centrale qui distribue l’ensemble des motifs qui semblent graviter ou flotter autour d’elle. Tantôt c’est un sentiment de chaos et d’éclatement qui domine, avec différents ajouts et surimpressions et d’autres fois c’est au contraire la rigueur de la grille orthogonale qui fige le dessin.
C’est ici un autre regard qui se pose sur les travaux de cet artiste qui ignorait peut-être qu’on puisse les approcher non plus comme des messages ou des « révélations », mais bien comme des œuvres autonomes, des mondes clos distribuant leurs propres règles plastiques. Ce que nous regardons, c’est la trace que cet homme nous a laissé dans le temps de son existence, comme si il était parvenu à transmettre cette équation profonde, intime et précise d’un être humain en activité. Quelque chose, dans ces bouts de papier, nous met dans la position d’un archéologue. Sauf que d’avance on sait que rien n’expliquera le pourquoi, le comment. C’est ici pure gratuité, plaisir de l’exercice. Avec la disparition de « Cosmic John », la clef s’est envolée. Comme dans la nuit d’été étoilée, nous voilà, de toute part, embarrassés de signes.
Cet artiste californien, disparu en 2010, était diplômé en génie chimique. Fasciné par la méditation et la métaphysique, il tentait d’élucider les mystères de l’existence par le biais de formules et de nombres tirés de sa propre histoire. Ce « brut conceptuel » photocopiait parfois ses travaux pour les distribuer au plus grand nombre. En 2014, Daniel Baumann le fait découvrir en l’exposant au 548 Center à New York. L’année suivante, nous confions à Gaël Charbau la rédaction d’un essai et le commissariat de l’exposition monographique qui se tient à la galerie. La même année, Alfred Pacquement – ancien directeur de Pompidou - en présente une installation au musée des Beaux-arts de Paris. En 2021, il intègre les collections du Musée national d’Art moderne (Pompidou).
Préface : Gaël Charbau
Avant-propos : Christian Berst
Publié à l’occasion de l’exposition John Urho Kemp : un triangle des bermudes, du 30 mai au 18 juillet 2015.