jesuys crystiano :
a contrario
Si la seule chose qui ne s’épuise pas avec le temps, c’est le mystère, l’œuvre comme la vie de Jesuys Crystiano paraissent pouvoir nous résister pour l’éternité. Néanmoins, si loin, et pourtant si proches, ces dessins charrient les bribes d’une existence dont la course s’est achevée à Atibaia, São Paulo en 2015. Sans aucune certitude quant à son état civil, pas même si ce nom était bien le sien. Un tribunal administratif décrétera qu’il était né en 1950, alors que lui-même n’évoquait guère son passé, pas plus que sa famille.
Ce cœur simple a néanmoins produit des œuvres parmi les plus énigmatiques de l’art brut brésilien, à l’instar de celles d’un Albino Braz ou d’un Bispo do Rosario.
Les rues du quartier déshérité de Malhado étaient devenues son refuge depuis les années 90, tandis que les murs accueillaient ses fresques charbonnées et que les habitants partageaient avec lui le peu qu’ils possédaient. Avait-il été, comme il le prétendait, tourneur sur bois à Rio de Janeiro ? C’est très probable, car l’emplacement de la menuiserie dans laquelle il aurait travaillé avait pu, grâce à ses indications, être retrouvé. Celle-ci lève peut-être un pan du voile sur l’un de ses thèmes de prédilection puisqu’elle se situait très exactement sous un couloir aérien d’où Jesyus aurait pu assister au ballet incessant des avions.
On l’imagine dès lors, la tête renversée, scrutant l’azur en quête d’évasion. Est-ce la raison pour laquelle – rétif à toute norme - il s’évertuait à mettre le monde à l’envers ? Avait-il, lui aussi, rompu avec les conventions après avoir traversé un miroir mental ? La pratique fiévreuse de son art était désormais encouragée par Thilo Scheuermann, l’hôtelier allemand installé au Brésil qui le prit sous son aile et l’hébergea durant les cinq dernières années de sa vie. Entre eux, un rituel immuable avait d’ailleurs pris place. Le matin, Jesuys buvait un verre de lait tandis qu’il prenait une feuille de papier qu’il rapportait le soir, une fois le dessin achevé.
Bien qu’il fut, jusqu’à la fin, tourmenté par des voix, et par la sensation, parfois, qu’on lui grignotait la boîte crânienne, son œuvre paraissait lui procurer un apaisement souverain. L’art l’emmenait en excursion dans des contrées certes antagonistes, mais oniriques, donc capable de transfigurer, de transmuter les souffrances les plus aiguës. Arbres et fleurs pouvaient bien darder leurs racines au ciel, les urubus couronnés se jucher comme des vigies dans des paysages lunaires, le mobilier flotter comme en apesanteur, les ânes chevaucher des gros porteurs, des personnages équivoques et multiples fumer des pipes à l’envers. À moins que ce ne soit l’inverse.
« Ce qui est contraire est utile, et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde » (Héraclite)
Jesuys Crystiano a passé sa vie d’adulte à vagabonder dans les rues d’Ilheus (Bahia) jusqu’en 2010, quand un hôtelier allemand - qui avait remarqué ses dessins muraux – l’héberge et lui fournit du matériel pour coucher sur le papier ses univers surréalistes. Les 4 dernières années de sa vie, Jesuys a ainsi pu produire des centaines de dessins, peuplés de vautours, de chaises et tables renversées, de personnages aux visages imbriqués, tracés au crayon de couleur et au charbon, souvent rehaussés de collages et d’annotations. Cet artiste a fait partie en 2022 d’une importante exposition au musée de Gugging en Autriche présentant la collection d’art brut Treger Saint-Silvestre (Portugal).
Textes : Thilo Scheuermann, Manuel Anceau
Avant-propos : Christian Berst
Publié à l’occasion de l’exposition jesuys crystiano : a contrario, du 8 juin au 17 juillet 2022.