Soit 10 ans
Etats Intérieurs
À l’occasion de son dixième anniversaire, la galerie confie le soin de concevoir une exposition exceptionnelle à Stéphane Corréard et ouvre ses portes à l’art contemporain avec notamment la participation d’Annette Messager.
Seule galerie d’art brut à Paris, la galerie christian berst montre, depuis 2005, des œuvres qui ne sont circonscrites ni à une époque, ni à un périmètre géographique, ni même à un spectre formel. Sur quelque 200m2, en plein Marais parisien, son action dépasse la simple présentation, proposant des tables-rondes, une offre large d’ouvrages écrits, des projections de films.
À l’occasion de ses dix ans, la galerie devient l’objet de Stéphane Corréard pour une exposition détonnante. Parce qu’il s’agit avant tout d’un espace, le commissaire s’est attaché aux lieux, aux témoignages que ceux-ci fournissent de l’engagement de Christian Berst au côté des artistes - une lecture sensible des signes, en somme. « Je n’ai jamais recueilli le récit biographique de Christian Berst, explique-t-il. C’est donc parmi des indices que j’ai cherché les origines d’une passion et de sa singularité. »
Déconstruisant pour mieux montrer, Stéphane Corréard reconstitue trois espaces fondamentaux de la vie de la galerie. Le bureau : transplanté dans la pièce d’exposition où sera exposée une cinquantaine d’artistes bruts, classiques et contemporains, représentés par la galerie. La librairie : occupée par trois artistes contemporains : Arnulf Rainer, Cathryn Boch et Simone Pellegrini. La table-ronde : cette dernière, « métaphorique, laissant la place à une installation contemporaine d’œuvres d’Annette Messager ».
Un journal de 32 pages retraçant les moments forts de cette décennie et un catalogue accompagnent l’exposition.
INTERVIEW D’ANNETTE MESSAGER
Comment est venue cette idée de vous exposer à la galerie christian berst art brut?
Annette Messager - Je suis née avec l’art brut. Dans le Pas-de-Calais, où j’ai grandi, il y avait cette idée de faire des choses avec trois fois rien, des matériaux du quotidien. Les gens récupéraient ce qu’ils pouvaient, quoi que ce soit.
Il y avait des constructions réalisées avec des éclats d’obus, un jardin avec des oiseaux en ciment. C’était un territoire très marqué par la mine. Il n’y a qu’à voir Augustin Lesage (peintre né en 1876 dans le Pas-de-Calais, rattaché à la Collection de l’art brut, mineur, fils et petit-fils de mineur, ndlr), les séances de spirite - il y a un lien avec ce moment où les hommes sortaient de l’obscurité, des entrailles de la terre et se retrouvaient dans la lumière - une grande violence.
Quel impact sur votre œuvre?
Annette Messager - Quand j’ai commencé à travailler, c’était évidemment avec des matériaux simples, des bouts de tissus, des choses récupérées. Ça n’aurait pas pu être autrement.
Comment cela a-t-il alors été perçu?
Annette Messager - Au début, c’était compliqué pour moi, surtout parce que j’étais une femme. On me disait que mes productions était viriles.
Viriles?
Annette Messager - Ça signifiait qu’elles avaient de la force. D’abord, je n’étais pas fière qu’on parle ainsi de mon travail. Et puis j’ai trouvé ça bête.
Vous exposez cinq œuvres à l’occasion de soit 10 ans…
Annette Messager - C’est la première fois que je montre La Lune-crayons. il y a dans le tissu, les crayons de couleurs, qui renvoient à l’idée que les adultes fantasment de l’enfance: quelque chose de joli, de charmant. Mais les crayons sont des pics, et ils sont dangereux.
Les oiseaux…
Annette Messager - On est tous proches des moineaux. ils sont là, en ville, à la campagne. A Paris, à Venise. ils sont comme des étrangers, un monde proche, contigu au nôtre. J’aime bien l’idée de regrouper les trois œuvres et d’avoir l’oiseau au-dessus de la porte, en ex-voto. L’ensemble est sombre, et même morbide, mais le cadre casse l’effet sinistre.
Maintenant que l’accrochage est terminé, comment vous sentez-vous dans un endroit dédié à l’art brut?
Les œuvres de Dubuffet, Wölfli, Chaissac, Lesage tiennent une place particulière dans ma vie. Et Aloïse corbaz. C’est étrange d’être là, mais logique en même temps.
INTERVIEW DE STEPHANE CORRÉARD
« Montrer la galerie dans ses singularités »
Invité par Christian Berst à l’occasion de son dixième anniversaire, le critique, commissaire d’expositions et collectionneur a conçu « Soit 10 ans », une exposition qui renverse les codes et bouleverse les lignes. Il évoque sa réflexion en amont de cette étonnante réalisation.
Comment avez-vous abordé la mise en espace des 10 ans de la galerie christian berst art brut ?
Stéphane Corréard - Je suis parti d’un constat simple, vrai pour l’ensemble des galeristes que je connais. Ils sont perçus comme des marchands. Quand ils s’enthousiasment pour une pièce, on leur renvoie que leurs choix sont orientés, qu’ils sont forcément intéressés financièrement. Jamais vous n’entendez ce genre de reproche concernant un éditeur ou un producteur de cinéma. Pourtant, les fonctions sont similaires. Un artiste et un galeriste doivent fonctionner en couple, tout comme un producteur et un réalisateur, un éditeur et un écrivain. Il y a une nécessité de ce rapport à l’intime si l’on veut sortir d’un marché « industrie » de l’art.
Quel impact sur les galeries ?
Stéphane Corréard - Elles se ressemblent toutes, dans une sorte de fantasme mimétique. Il faut se souvenir d’Ambroise Vollard, de ce côté haut en couleurs que pouvaient avoir les marchands d’art. D’ailleurs, c’est une autre réalité : tous ceux qui ont la chance d’accéder au bureau du galeriste vous diront que c’est, en opposition à l’espace d’exposition, au white cube, un espace chaleureux, où on aime prendre son temps, parler d’art…
Il y a cependant quelque chose de particulier à la galerie christian berst…
Grâce à l’art brut, on est immédiatement dans quelque chose d’essentiel. Il n’y a pas de filtre avec les auteurs. Quelque chose de l’ordre de l’émotionnel en émane. Ça m’a paru important de montrer cette particularité car c’est ce qui caractérise la galerie.
Quelle a été votre démarche ?
Stéphane Corréard - L’idée est donc de montrer les caractéristiques du lieu qui viennent pour une large part du galeriste lui-même. Concrètement, j’ai retenu les différents endroits dans leur singularité : le bureau, donc, et l’espace d’exposition, mais aussi l’espace table-ronde et livres. Ces deux derniers espaces sont des lieux d’ouverture, notamment vers l’art contemporain.
Le jour où j’ai vu Christian Boltanski à une table ronde chez Christian Berst, j’ai compris qu’il y avait là une volonté de transgression. C’est une particularité de l’endroit – et du galeriste. J’ai donc tenu à souligner l’existence de ces espaces en les chamboulant entre eux, et en les montrant différemment. Le bureau prend la place principale, il faut le traverser pour accéder à l’espace d’exposition – en un sens, je force Christian Berst, dans un choc de l’inversion, à accueillir chacun comme son meilleur client.
Vous inversez les pièces, vous les montrez aussi…
Stéphane Corréard - Le soir venu, et la galerie fermée, les espaces sont en effet laissés en lumière. Cela donne un effet Fenêtre sur cour. Nous en sommes les voyeurs – comme dans l’installation de Marcel Duchamp Etant donné qui m’a également inspiré le titre soit 10 ans. C’est une mise en fiction en trois tableaux correspondant aux trois ouvertures – la galerie que l’on expose à l’occasion de son anniversaire.